Avec "Coeurs", Alain Resnais livre un film remarquable et une leçon de mise en scène.
L'histoire
Les destins croisés d'un agent immobilier, de sa collaboratrice, d'un ancien militaire, d'un barman... La solitude des êtres et les petits bouleversements de leur vie dans un Paris contemporain sous la neige.
La critique
Alain Resnais est une légende vivante du cinéma, et nous avons bien de la chance d'être spectateur de sa dernière réalisation (à 84 ans !) : il n'a rien perdu de sa formidable capacité d'innover et de surprendre. Formaliste déclaré, ses choix de mise en scène frappent par leur modernité : d'emblée le cinéaste nous plonge dans un Paris de notre époque, tendance nouveau quartier de la BNF - Mk2, avec des bureaux, des appartements ou des bars au design épuré. Le tout sous une neige tombant constamment, recouvrant d'un léger voile tous les personnages et s'infiltrant dans les intérieurs douillets.
Car Coeurs est un film d'intérieur : Thierry (André Dussolier) est agent immobilier et fait visiter des appartements à Nicole (Laura Morante) qui se sépare de Dan (Lambert Wilson). Thierry partage sa vie entre ses visites, son logement qu'il partage avec sa soeur (Isabelle Carré) et son bureau où il fantasme gentiment sur sa pieuse collègue (Sabine Azéma). Rajoutons le barman-confident (Pierre Arditi) et le cadre des différentes rencontres est posé. Le cadre, ou plutôt la scène : adapté d'une pièce d'Alan Ayckbourn (celui de Smoking / No Smoking), le film est un lien constant entre cinéma et théâtre (qui passionne Resnais) par sa suite de saynètes, des tableaux s'enchaînant dans des décors successifs qui ne cachent rien de leur "look-studio". Toujours le fameux formalisme...
La mise en scène remarquable du casting 5 étoiles explore une thématique qui n'est pas neuve : la solitude de chacun, les petites blessures intimes, les liens qui se nouent ou s'étiolent. Le titre original de la pièce est d'ailleurs plus parlant : peur privées dans lieux publics en français. Chez Resnais, les lieux alternent entre le travail et le privé : l'un peut masquer les blessures de l'autre. Chaque personnage traîne sa solitude sous une neige mélancolique, et même si le constat est souvent amer, le jeu du nouveau départ est toujours amorcé.
Après une mise en route un peu lente, une fois tous ses éléments installés, Coeurs devient un film hypnotisant et suit sa route sans cahots. Resnais n'est pas avare de bons mots dans la bouche de personnages vraiment consistants (allant même parfois du comique au surréaliste) : à ce titre, l'histoire ne connaît pas de temps mort, les situations s'enchaînent avec toujours le souci constant du cinéaste de proposer quelque chose de neuf.
Cependant on notera quelques petits détails qui chiffonent : le couple à l'écran Dussolier - Carré en tant que frère - soeur ne convainct pas vraiment par exemple. Le démarrage est plutôt lent, et la fin un peu abrupte. Le travail d'adaptation de Jean-Michel Ribes ne paraît donc pas exempt de reproches : chaque personnage semble avoir été exploré en profondeur individuellement, mais dans ses relations avec certains autres, des points faibles apparaissent.
Ces aspects ressortent en quelque sorte par le niveau général de l'ensemble : excellents comédients, dialogues aux petits oignons, situations intelligentes exploitées sur plusieurs niveaux, mise en scène extrêmement maîtrisée et innovante, décors soignés, sans oublier les petites piques-passerelles sur le monde que côtoient les spectateurs du film que nous sommes. A 84 ans, Resnais est bien plus moderne que la plupart de ses confrères nationaux (surtout lorsque lui s'attaque à des thématiques qui leur sont chères) et Coeurs aura une place de choix dans sa filmographie déjà historique.
A voir : car c'est un film impressionnant de maîtrise, du cinéma pur s'inspirant avec bonheur de toutes ses sources historiques (peinture, théâtre... raillant même au contraire son "successeur" la télévision)
Le score presque objectif : 8
Mon conseil perso (de -3 à +3) : + 3, sans doute un des meilleurs films français de l'année