Un train vient de dérailler. Sisif, un chef-mécanicien, découvre pendant l'accident une fillette qui lui tend les bras. Il décide de ramener la jeune orpheline chez lui. Les années passent. Sisif a adopté la petite Norma ; Elie, son fils et celle-ci grandissent comme frère et sœur. Mais Sisif s'assombrit, devient brutal, et souffre de voir les prétendants rôder autour de Norma...
S’il existe un cinéaste de ce cinéma d’entre-deux guerres, de cette période du muet, celle où tout était à construire, où les visionnaires avaient leurs places, c’est bien Abel Gance. Visionnaire, réalisateur en constante recherche d’innovation, magicien de la psyché des personnages et de la vision de ce monde qui l’entoure. Révélé par « La digue » qu’il réalisa après avoir fondé, avec des amis, sa société de production : « Les Films Français », le réalisateur va se tourner vers des œuvres humanistes et sensibles, à l’instar de « J’accuse », œuvre pacifiste, qui va faire naître ce style propre à l’auteur, qui usera des ficelles un peu faciles et des jeux exagérés de ses comédiens. Mais c’est dans la mise en scène, dans l’utilisation de techniques qu’il est lui-même à expérimenter avec son directeur de la photographie : Léonce-Henri Burel, qu’il va se faire une réputation qui ne faiblira jamais, même si ses contemporains ont tendance à le honnir.
« La Roue » est une œuvre tragique réalisée en 1923, dans laquelle le réalisateur rend hommage au travail des cheminots, et plonge le spectateur au cœur d’un métier qui, à l’inverse de maintenant, était respecté pour son dévouement, son reflet du travail dur et nécessaire, sa capacité à réagir en cas de tragédie. Et c’est justement de cela qu’il s’agit, dans le prologue de ce film, prévu pour une durée de 2h00 et qui, au final, se retrouva dans sa version d’origine avoisiner les 8h00. Un accident de train qui sera le point de départ de ce film, allégorie du mythe de Sisyphe et Œdipe, où un cheminot accueillera une enfant dans sa maison et se retrouvera rongé par l’amour qu’il lui porte sans jamais vouloir l’avouer. Un amour qui se complique lorsque d'autres hommes tournent autour de la belle, à commencer par son propre fils. le drame devient alors triangle tragique. La mise en scène d’Abel Gance est à la hauteur de sa réputation tout en emphase et en grandiloquence, l’œuvre est avant tout l’occasion pour le réalisateur d’utiliser les techniques de surimpression, le pictographe, l’écran panoramique ou encore la stéréophonie. En réalisateur anti conformiste de l’époque, Abel Gance tourne en plein air, prend des risques, explose les budgets (250 000 Francs prévus, 5 Millions à l’arrivée), mais va au bout de son idée et signe un film fleuve et abouti, dans lequel se mêlent les différentes focales, ainsi que des styles variés comme l’utilisation de la couleur ou les ombres chinoises pour mieux appuyer l’enfer de la scène. Véritable tragédie poétique et sensible avec en toile de fond la vie des cheminots, « La Roue » est une œuvre qui semble avoir inspiré de nombreux réalisateurs : Eisenstein ou Kurosawa, mais également Spielberg avec, par exemple, ce rouge qui vient marquer des éléments majeurs autour de la petite fille.
Et même si la durée de 6h57, reste tout de même un obstacle, l’ensemble est incroyablement captivant et vous transporte dans ces élans tragiques et pourtant si positifs. Le travail de montage, l’utilisation des effets visuels et particulièrement de la couleur, font de cette œuvre une pièce maîtresse du cinéma français. Le réalisateur apporte des touches de couleurs pour appuyer la souffrance, la jeunesse ou la détresse, mais également l'enfer de l'accident. S'amuse à tester les différentes focales pour donner plus de sensibilité ou de propos à son récit. Le monte au rythme des locomotive, donne une sensation de vertige lorsqu'il suit les rails et voit se croiser les trains.
Il aura fallu plusieurs années de recherches, proches des enquêtes des meilleurs experts judiciaires pour pouvoir aboutir à cette restauration qui, au-delà de l’aspect technique de conservation, a permis de réunir l’ensemble des pièces de montage d ’origine, offrant ainsi la possibilité aux spectateurs de notre époque de faire un bons de presque 100 ans dans le passé pour découvrir le film tel qu’il fut projeté en 1923. C’est aussi, grâce à l’orchestre Philarmonique de la radio de Berlin, dirigé par Frank Strobel, que l’on peut également se plonger dans les 117 pièces jouées lors de la première projection au Gaumont Palace et qui ne regroupe pas moins de 55 compositeurs avec des noms aussi prestigieux que Darius Milhaud, Gabriel Fauré, Charles Pons, Jean Roger-Ducasse ou Félix Fourdrain.
En conclusion, pour mieux comprendre le cinéma actuel et sa quête perpétuel d’affranchissement des contraintes pour offrir des spectacles chaque plus ahurissant, il faut parfois savoir regarder dans le passé. Il y eut Méliès, bien sûr, mais après ce fut Abel Gance qui fut l’un des grands ordonnateurs de cette recherche de technique servant à raconter des histoire tragiques ou historiques. Si son « J’Accuse » (1919) ou « Napoléon » (1927) mirent en place le style et la signature d’Abel Gance, c’est assurément « La Roue » qui participa à la légende de ce personnage hors normes dans la sphère cinématographique des années 20. Jean Cocteau dit : « Il y a le cinéma d'avant et d'après La Roue, comme il y a la peinture d'avant et d'après Picasso ». Abel Gance insuffla dans son film toute sa grandiloquence et son emphase pour en faire une œuvre poétique sur l'amour sur fond de vie des cheminots, mais également une pièce majeure dans l’histoire du cinéma, particulièrement sur l’art du montage et de la narration. Et même si « La Roue » dure 6h57, le film reste captivant et hypnotisant de bout en bout, pour ne jamais nous lâcher après le visionnage