France, 2002 (eh oui, il a mis le temps à atterrir en salles, mais prend sa revanche : il a mieux démarré le deuxième mercredi que le premier)
Réalisateur : Abdellatif Kechiche
Acteurs : que des petits jeunes qu’on ne connaît pas, mais comme ils sont bien sympathiques, on vous donne les noms : Osman Elkharraz, Sarah Forestier, Sabrina Ouazani, Hajar Hamlili, Rachid Hami, Nanou Benahmou, Hafet Ben-Ahmed, Aurélie Ganito, Carole Franck
Durée : 1h55

L’histoire :
Abdelkrim (Krimo pour ses potes) vit en banlieue parisienne style 93 (n’oubliez pas de prononcer 9 cube, à moins que ça ait déjà changé). Le jour où il assiste à une répétition du Jeu de l’amour et du hasard (de Marivaux) par sa copine Lydia, il tombe sous le charme de la jeune fille, ou plutôt se met à la kiffer comme un ouf, et décide de se mettre également au théâtre. Mais rien n’est facile, ni d’apprendre des vers du XVIII (siècle, pas arrondissement), ni de se déclarer quand on est plutôt timide.

Commençons par des précautions d'emploi, car deux catégories de personnes n'apprécieront pas le film à sa juste valeur. Si, dans les films, les engueulades et les gens qui crient et s'énervent tout seuls vous stressent, et que vous allez voir ce film, j'espère que vous avez mis vos affaires en ordre, parce que l'ulcère, c'est pour ce soir. Et si vous avez un peu de mal à comprendre quand ça parle vite et que ça n'articule pas bien, si vous n'avez pas un minimum de gymnastique en verlan, et si vous n'avez aucun rudiment de parler djeuns', vous allez avoir l'impression de regarder un film en ouzbekhistanais non sous-titré. A part ça, passons au film lui-même.
Mettons tout de suite les choses au point : l'Esquive n'est pas un film sur la banlieue, mais dans une banlieue. Le milieu impacte bien sûr beaucoup l'histoire, mais le film raconte une histoire d'amour, et non le quotidien dans une banlieue. Cela dit, la mise en place dans cet univers n'est pas pour autant négligé. On va même dire qu'il est parfaitement soigné. La banlieue dépeinte ici s'éloigne des clichés les plus extrêmes du genre, et plutôt qu'une surenchère d'injustice, d'insécurité et de mal être, on a ici un environnement cohérent, où chacun fait comme il peut, où on s'énerve peut-être un peu vite pour pas grand chose (et dès que c'est parti, pas question de ne pas avoir le dernier mot), mais surtout où chaque personnage est tellement bien campé qu'on y croit.
Voilà en effet la force principale du film : ses acteurs, et ses personnages. Chacun des petits jeunes, pour la plupart non professionnels, est à la fois confondant de naturel et parfaitement défini en tant que personnage. Et on ne pourra pas se rabattre sur l'argument du " ils jouent leur rôle " : certains d'entre eux (dont Sara Forestier) étaient présents à ma séance (en fait à la séance précédente, mais ils étaient encore là quand on est arrivé, et... peut-être vous vous en fichez un peu, de ces détails ?), et s'y exprimait tout à fait normalement, à des kilomètres lumière de leur interprétation dans le film. Je leur décerne donc illico un prix collectif d'interprétation, en espérant que beaucoup de vrais gens avec des vrais prix à distribuer m'imiteront. Tout ce petit monde s'agite donc sous nos yeux (s'agite et s'énerve aussi pas mal, voir les précautions d'emploi), déployant assez d'énergie pour pallier à la déficience d'une centrale hydraulique pendant au moins 4 mois. Ça parle à tout berzingue, en maniant la langue française et toutes ses variations des banlieues de façon tout à fait convaincante.
En plus d'être crédibles, leurs personnages arrivent aussi à nous toucher, avec leur futur qui ne se présente pas sous les meilleurs auspices, leur agressivité en guise de mécanisme de défense, leur tchatche parfois vertigineuse, leur ouverture au monde et aux autres notamment par le théâtre. Même si l'histoire d'amour est le moteur du film, la situation des jeunes de banlieue est largement abordée, entre autres avec un intéressant parallèle avec le roman de Marivaux. En fait, le film comporte largement assez d'éléments de discussion pour alimenter pas mal de débats sur le sujet, de façon très exacte et mesurée. Je vous épargnerai ici ce débat, parce que vous n'avez pas 2 heures pour lire cette critique, et parce que finalement je déteste débattre tout seul, mais croyez-moi : ce film peut être d'utilité publique et sociale.
En résumé, un film remarquablement interprété et touchant, abordant à la fois le thème universel des relations homme-femme, et le thème social des banlieues, tout en restant étonnamment digeste. Personnellement, ses multiples scènes d'énervement pour rien m'ont gavé grave (je supporte très mal), et pourtant me voilà à chercher tous les arguments possibles pour vous convaincre d'y aller. C'est bien la preuve qu'il doit avoir une qualité rare.
A voir : pour le plaisir et pour votre culture sociale
Le score presque objectif : 8/10.
Mon conseil perso (de -3 à +3) : +2, moi j'accroche un peu sur les scènes d'engueulades, mais allez-y donc voir

Sébastien Keromen