Un nouveau film de Tim Burton, surtout quand il s’agit d’un film personnel, est toujours un événement. Magicien des images et de l’imaginaire, cinéaste de talent, abordant des thèmes personnels, il entraîne aujourd’hui Ewan McGregor, Albert Finney, Billy Crudup et Jessica Lange dans une histoire bigger than life, et le spectateur dans un film pareil à nul autre…

Titre original : Big fish
USA, 2003
Réalisateur : Tim Burton
Acteurs : Ewan McGregor, Albert Finney, Billy Crudup, Jessica Lange, Alison Lohman, Helena Bonham Carter, Marion Cotillard, Steve Buscemi, Danny DeVito
Musique de : Danny Elfman
Adapté du livre de Daniel Wallace
Durée : 2h05


L’histoire : Edward Bloom est mourant. Son fils, avec lequel il ne parlait plus, vient près de lui, pour tenter enfin de comprendre qui est son père. Tout ce qu’il en connaît repose sur les histoires incroyables et démesurées que celui-ci lui raconte depuis son enfance. Mais quelle est la part du réelle dans ces contes à dormir debout ?


Toutes mes critiques des films de Tim Burton commencent par "Tim Burton étant mon réalisateur préféré, j'attends toujours beaucoup de ses films". Sauf celle-ci, qui commence par "Toutes mes critiques des films de Tim Burton commencent par "Tim Burton étant mon réalisateur préféré, j'attends toujours beaucoup de ses films".". Mais passons. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'avec Big fish, Tim n'est pas là où on l'attend. Il serait même plutôt à la place de ses détracteurs, puisque le film met en scène la confrontation de l'imaginaire (son monde) et du réel. C'est même l'un des intérêts principaux du film : l'opposition réel/imaginaire, la pertinence de cette opposition, et la quasi philosophie de vie qu'a choisi le héros à ce sujet (et donc bien sûr son auteur). J'y reviendrai par la suite pour développer cette thématique, mais laissez-moi d'abord expédier les quelques défauts du film.
Car aussi magique soit-il, Big fish n'est pas parfait. Il a principalement deux défauts. Le premier concerne la construction du film à proprement parler : on alterne le présent, les histoires passées, avec ou sans voix off, et sans vrai rapport entre les scènes du présent et du passé. On finit par ne plus vraiment s'en soucier et comprendre où Tim Burton veut en venir, mais ça déboussole au début. Le rythme brisé est également assez déstabilisant : 10 minutes dans le présent, 1 dans le passé, 3 dans le présent, 20 dans le passé, 3 dans le présent, 15 dans le passé, etc. Moi qui n'aime pas trop les flash-back, je suis servi. Une deuxième vision me confirmera sans doute cette impression, mais ce va-et-vient n'est plus gênant quand on a compris le pourquoi du film, sa vraie histoire, son éclairage à deux faces du même personnage.
Et à propos de personnage, passons aux acteurs. C'est là qu'est le deuxième défaut (non, je n'ai pas oublié vous en avoir annoncé deux) : Billy Crudup dans le rôle du fils est quasiment transparent, anonyme, tant physiquement que dans son jeu. Quand en plus on joue face à l'addition des charismes d'Ewan McGregor et d'Albert Finney, la tâche est ardue, mais il n'a même pas commencé à tenter de la remplir. Le film n'en pâtit heureusement pas trop, et les autres acteurs sont tous parfaits. Ewan McGregor cabotin et charmeur à souhait, Albert Finney parfaitement émouvant, Jessica Lange aussi parfaite que d'habitude (mais on regrette que son rôle soit un peu court), Alison Lohman (qui joue le rôle de Jessica Lange jeune) lui ressemble parfaitement et illumine le film de sa présence, Marion Cotillard s'en sort très bien en anglais et rattrape un peu le charisme défaillant de son Crudup de mari, et tous les seconds rôles (Danny De Vito, Helena Bonham Carter, Steve Buscemi) sont également parfaitement dans le ton. Ah, on me signale que j'ai épuisé mon crédit de " parfait " pour trois critiques de film. Tant pis.

Tim Burton fait également montre d'un changement dans la réalisation. Bien sûr, il n'est pas devenu manchot, mais il me semble utiliser moins de mouvements dans sa mise en scène, privilégiant les beaux panoramiques (et les images sont belles, et l'image de fin est même sublissime, parfaite, tiens, j'en utilise encore un) aux travellings acrobatiques et enfiévrés. Un peu plus de sagesse à la caméra, qui accompagne la relative sagesse du propos. La musique, encore et toujours signée Danny Elfman (mon compositeur préféré, elle est pas belle la vie quand votre réalisateur préféré et votre compositeur préféré font toujours les films ensemble ?), est un peu moins présente que dans ses autres films, mais reste d'excellente qualité, et de plus originale et variée, suivant le ton des scènes. Les décors fantaisistes ont la beauté d'un poème, et alterne l'imaginaire pur à la rencontre entre réel et irréel. Tout ça pour dire que la forme est soignée. Mais revenons donc au fond.
Big fish est plus que juste un film. Ça fait 2 heures que je l'ai vu, et à chaque fois que j'y repense, il semble encore plus grand, plus profond, plus magique, plus intéressant. C'est peut-être aussi une faiblesse : contrairement aux histoires fantastiques qu'il raconte, il faut connaître toute l'histoire pour en comprendre l'intérêt. Mais cet intérêt s'étend largement au-delà du film, laissant chacun repenser ou méditer à son contenu. Tim Burton vous propose en fait un choix de vie, et met en scène deux personnages opposés et leur réaction à ce choix de vie, leur adhésion ou leur rejet de cette philosophie. Bien sûr, on pourra dire qu'il triche un peu en nous proposant les deux opposés, parce qu'entre suivre cette fadasse de Billy Crudup en sceptique ou l'adorable Marion Cotillard qui se rallie à la vision fantaisiste, le choix est vite fait. Le film suit vraiment une progression d'intérêt, du début un peu plat et décevant, au milieu magique et où on commence à comprendre, jusqu'à la fin émouvante et l'ombre et le souvenir du film qui vous accompagne après sa sortie. Vraiment, faut que je le revoie pour me faire une idée définitive. Mais rien ne vous empêche, vous, d'aller vous faire une première idée...


Deuxième séance

Contrairement à d'autres films bourrés d'imagination qui surprennent moins la deuxième fois, Big fish est encore mieux à la deuxième vision. D'abord parce que sa structure un peu bancale du début, qui empêchait un peu à la première vision de comprendre de quoi il s'agissait, ne gêne plus quand on a compris le principe du film la première fois. Et ensuite parce qu'on profite ainsi du film de la première minute au générique de fin.
Et l'on peut alors apprécier le film à ses trois niveaux. Le premier niveau est directement l'histoire racontée par Edward Bloom, pleine de fantaisie, de rêve, d'images superbes, d'aventures incroyables, de romance exacerbée. Une histoire qui aurait paru ridicule au premier degré, mais qu'on peut savourer sans modération en sachant que les autres niveaux du film nous attendent. Le deuxième niveau est l'histoire du point de vue du fils, ou plutôt (vu comment on se fout un peu de ce qui lui arrive, à ce fils) du point de vue du spectateur qui se demande aussi quelle est la part de vérité dans ces histoires à dormir debout. Les indices qui parsèment le film, et surtout la scène finale aussi fine qu'émouvante, apporteront suffisamment de réponses pour nous contenter, mais pas trop pour laisser la part de rêve. Le troisième niveau est le choix de préférer ou non ces histoires, d'être rationnel comme Scully ou de croire à tout comme Mulder (ah, on m'informe que je me trompe de film). Tim Burton nous pose la question, autant pour que nous le confirmions dans la voie qu'il a choisie, que pour que nous nous interrogions nous-mêmes. Et un film qui divertit et vous fait réfléchir, ça court pas les rues.
Surtout qu'il ne faut pas oublier que Big fish est intrinsèquement un film très réussi, magnifiquement réalisé et mis en musique, parfois très drôle (la réponse à "tu as déjà vu un iceberg ?", qui joue déjà la private joke avec le spectateur), très attendrissant, dans sa quête de la femme de sa vie, et même très émouvant. Avec des acteurs qui ajoutent du piquant à leur rôle (sauf Billy Crudup, toujours aussi fade la deuxième fois), de l'insolite, du poétique. Pas vraiment de suspense, pas vraiment d'action, mais un film qui vous demande de vous asseoir, vous réconcilie avec la vie, redonne un coup de peinture à votre esprit, et vous rend rutilant à la dure réalité du dehors.


Troisième séance

Big fish se bonifie à chaque vision. Même à la troisième fois, j'ai repéré des détails qui m'avaient échappé, ainsi qu'une nouvelle interprétation du personnage principal qui, si elle n'est pas tout à fait complète ni concluante, ajoute encore à la richesse du film. Le nombre de pistes et possibilités laissées par les histoires et la personnalité d'Edward Bloom est proprement incroyable. Chacun peut le voir d'une façon ou d'une autre, et je suis sûr qu'on peut discuter de son cas pendant un bon bout de temps. Une profondeur et richesse de personnage rarement atteinte.
De plus, le film reste parfaitement plaisant, toujours onirique, drôle, émouvant. Le rêve mis en oeuvre reposant autant sur les images que sur les idées, il ne s'estompe pas une fois l'effet de découverte passée. On apprécie toujours autant l'esthétisme de certaines scènes, la drôlerie d'autres, l'incongruité de certains détails, le sentiment de bonheur ou de tristesse qui enveloppe d'autres scènes encore. Une oeuvre d'art, ciselée finement et avec soin, et regorgeant de détails.

A voir : pour voir un film qui ne ressemble à aucun autre, et réussi de surcroît
Le score presque objectif : 9/10
Mon conseil perso (de -3 à +3) : +3, courez-y


Quatrième séance et petite discussion autour du film

Eh oui, j'y suis encore retourné. Et c'est toujours aussi génial. Un des trucs super avec Big fish, c'est qu'il y a des bonnes scènes tout le temps. Pas comme certains films où l'on attend impatiemment quelques scènes, et après c'est fini, on ne s'intéresse plus. Ici, quand une scène qu'on attendait se finit, on sait qu'il en reste encore jusqu'à la fin, et l'intérêt ne retombe pas. Au contraire, le passage un peu faible, c'est le début, quand tout est encore à attendre. Environ jusqu'à la sorcière (ah oui, je suppose maintenant que vous avez vu le film, ou sinon je vous cause plus, et vous pouvez arrêter de lire) et le " Uh... That's how I go " entendu que conclut Edward Bloom après avoir regardé sa mort dans l'oeil de la sorcière, qui marque le début des réjouissances. Puis les scènes tant attendues s'enchaînent : le frêle Edward s'avançant entre deux haies de citoyens pour se porter volontaire à la chasse au géant, le panneau " attention araignées sauteuses ", Steve Buscemi au regard serein et distant dans sa chaise à bascule, le poème minable en 3 vers qui ne riment pas, la sarabande endiablée de Spectre avec Steve Buscemi qui fait le guignol, les perroquets du Congo qui parlent français mais pas de religion, la scène du temps figé, le géant moins géant qui fait du stop, le ravissement d'Ewan McGregor quand Danny de Vito lui dit que la fille de ses rêves aime la musique, Danny de Vito avec le bâton entre les dents, le visage lumineux d'Alison Lohman quand elle ouvre la porte, le champ de jonquilles, le ventriloque coréen, le travelling tournant quand on découvre les chanteuses siamoises, le karaté nocturne, la réponse à propos de l'iceberg, l'impression d'expérience extra corporelle ou d'univers parallèle quand le fils commence à raconter la fin alternative, la mort rêvée, l'enterrement réel et la découverte du réel, la sublissime image finale d'étang dans la brume, et la superbe chanson du générique. Sérieux, je vous ai pas donné envie d'aller le revoir ?

Cela dit, je ne suis pas ici pour vous enjoindre à aller voir ou revoir le film, mais plutôt pour partager avec vous des réflexions, des idées, des suggestions à son propos. Commençons par son propos : le choix de " philosophie " de vie, de point de vue, et surtout la façon de la présenter aux autres. Faut-il suivre le fils qui cherche uniquement des faits, ou le père pour qui raconter une histoire comme elle s'est passée " won't be complicated, but won't be interesting either " ? Le film permet une évolution graduelle du spectateur, à peu près en même temps que Will (le fils). On se demande bien sûr, au début, ce qui est vrai et ne l'est pas. En appréciant un peu plus les histoires surréelles que Will, je l'espère. Mais alors que lui persiste dans sa voie de la vérité, sa femme (Marion Cotillard) apporte le premier élément de choix, conscient ou non : " I like his stories ", en réponse à son mari qui lui dit que tout est inventé. Puisqu'on est au cinéma, le spectateur a déjà, bien sûr, au moins inconsciemment, intégré la partie ludique dans sa perception de l'histoire. Mais là, la question est : et si c'était la seule chose importante ? Et si l'intérêt de l'histoire l'emportait sur sa vérité ? Pour confirmer au spectateur que c'était la question, et pour ceux qui n'avaient pas encore percuté, Tim Burton fait prononcer telle quelle la question au docteur Bennett à la fin : " If I had to chose between the true story, and a more elaborate story involving a giant fish and a golden ring, I'd chose the fantasy one ". Voilà, tout est dit. Dans quel camp vous situez-vous ? Tim Burton s'empresse d'ailleurs de calmer ceux qui choisissaient encore la vérité en montrant dans le final que les histoires étaient loin d'être inventées, qu'elles étaient seulement agrandies et accentuées.


Passons au personnage d'Edward Bloom et son histoire. Qui est donc Edward Bloom, pourquoi raconte-t-il ces histoires ? Bien sûr, on peut commencer par se rabattre sur ce que l'on vient de dire : Edward Bloom n'a pas seulement choisi d'embellir sa vie, il en a fait sa religion, il en est le champion. A la grande incompréhension de son fils qui, lorsque qu'il lui demande " I just want to see who you are ", n'est pas capable de comprendre que c'est justement ça que son père lui raconte depuis toujours, puisque, comme il le comprend enfin quand il n'est plus qu'une voix off à la fin, " the man becomes his stories ". Mais au-delà de ça, quel homme est en vrai Edward Bloom ? Non pas ce qu'il a vécu, mais ses buts, ses sentiments. La première question est déjà de savoir à quel point il croit à ses histoires, à quel point elles ont remplacé les vrais événements dans sa mémoire. Même s'il y a peu d'éléments concrets dans le film concernant cet aspect, il me semble tout de même qu'Edward croit vraiment à ce qu'il raconte, ou ne se pose plus la question du vrai et de l'embellissement. Peut-être aussi se rappelle-t-il sa vie de cette façon parce que c'est de cette façon qu'il l'a vécue, comme un enfant s'invente un ami imaginaire ou dramatise ses aventures. Jusqu'à embellir sa mort. Qui nous dit que quand il rend son dernier soupir, il n'est pas convaincu d'avoir vécu ce que son fils vient d'imaginer ? N'a-t-il pas passé sa vie à l'embellir parce qu'elle était finalement commune, voire minable ?
En plus, il y a un truc bizarre. Il passe trois ans de sa vie pour retrouver la femme de sa vie, la trouve, la conquiert, effectue les missions militaires les plus dangereuses pour revenir le plus vite possible, et aussitôt repart sur les routes en la laissant seule. Une petite maison avec une barrière blanche trop petite pour Edward Bloom ? Possible, mais justement à lui de la remplir d'imaginaire. Or, plusieurs témoignages dans le film racontent qu'il n'était jamais là. Est-ce que, comme le suggère Jenny, Sandra et son fils représentent pour Edward le réel, la vérité, et qu'il a besoin de voyager pour retrouver l'imaginaire ? Est-ce qu'il part pour susciter leur imaginaire ou pour pouvoir leur raconter à sa façon ce qu'il a fait en leur absence ? Ou a-t-il atteint trop tôt le but de sa vie et en cherche-t-il un nouveau (qu'il trouvera en partie avec Spectre, non, pas l'organisation dans James Bond, la ville !) ? Pas très clair. Edward Bloom apparaît à cette occasion peu sympathique, genre mari jamais là qui laisse sa femme s'occuper de la maison. On peut peut-être repenser au conseil de la sorcière, quand il quitte Ashton : " le plus gros poisson le devient en n'étant jamais attrapé ". Edward considère-t-il qu'être confiné dans sa maison (il avoue lui-même la trouver étouffante) l'empêchera de grandir et grossir encore ?
Reste un point pas très clair, mais qui pourrait nous éclairer : à quel moment naît Will par rapport au métier de VRP d'Edward ? Est-ce que son boulot coïncide avec la naissance ? Parce que, autant on connaît les sentiments du fils pour le père, autant les sentiments du père pour le fils restent infiniment obscurs. La naissance de l'enfant étant le moment qui vous fait basculer irrémédiablement dans l'âge adulte, quoi que vous ayez pu faire avant pour rester enfant, et les fantaisies d'Edward le rattachant à l'âge de l'enfance, n'aurait-il pas eu du mal à accepter la naissance de son fils, et serait-ce pour cela qu'il est " parti " ? De la même façon, pourquoi avoir positionné l'histoire du poisson attrapé avec l'alliance juste le jour de la naissance ? Est-ce pour détourner l'attention portée au bébé, ou au contraire pour rendre ce jour encore plus spécial ? Si on continue la voie où toutes les histoires ont une part de vérité, qu'en est-il de celle-ci ? Peut-être s'agit-il justement d'une métaphore sur la naissance, auquel cas Will, le bébé, serait le poisson, et aurait tenter de lui prendre son alliance, c'est-à-dire Sandra ?

Pendant que j'y suis, laissez-moi vous faire part de l'angle que j'ai eu à la troisième vision du film : celle d'Edward en poisson. J'avoue avoir du mal à voir ce que ça peut signifier. Mais : 1) il attrape un poisson en lui donnant une bague, donc il épouse un poisson, donc c'est un poisson (à moins qu'en fait ce soit lui ce poisson, the beast, insaisissable pour son fils) ; 2) il a toujours besoin d'eau, soit à boire, soit pour se baigner, mais il se dit toujours déshydraté ; 3) même son fils qui pourtant n'y a rien entravé de tout le film l'imagine se transformer en poisson à sa fin. Bon, pourquoi un poisson, à part peut-être parce qu'en anglais, fish est autant un poisson qu'un bobard ? Ce serait l'homme bobard ? Un peu gros pour une histoire qui est par ailleurs très fine. On retiendra plutôt la possibilité que le poisson représente la Liberté, allant où il veut dans l'immensité bleue. Prenons tout de même cet angle pour quelques instants. Arrive la question de sa compagne. Jenny explique qu'il n'y a que deux femmes pour lui : Sandra, et toutes les autres. Mais Sandra est-elle la femme poisson ? J'en doute un peu. Elle dit elle-même qu'elle ne sera jamais desséchée (cela dit, j'ai un gros doute d'interprétation sur cette phrase : dit-elle qu'elle ne sera jamais comme Edward, et donc qu'elle restera à jamais extérieure à son univers, ou dit-elle seulement qu'elle aura toujours des larmes pour le pleurer ? oui, j'ai un gros doute). Si ce n'est pas Sandra, qui est-ce ? Le poisson-femme vu sur les bords de Spectre ? La sirène aperçue après le déluge ? Ou ce fameux poisson femelle, attrapé le jour de la naissance de son fils avec une alliance, et qu'il relâche. Laquelle histoire de pêche pourra aussi s'appliquer à Jenny, qu'il a " pêchée " en retapant sa maison, mais à qui il a finalement demandé sa liberté (épatant, je viens de trouver ce parallèle, là, maintenant, en écrivant devant vos yeux ébahis, quel talent !). Cherche-t-il, dans sa fin imaginée, à retrouver sa compagne poisson (oui, on est en plein Grand bleu) ?
Voilà, j'arrête de vous bassiner avec toutes mes interprétations, mais avouez que c'est une qualité de ce film, et pas des moindres, de permettre tant de niveaux de lecture, tant de possibilités, et le tout sans être édifiant ou lourd (à mon contraire, sans doute).


Supplément gratuit : le film face au livre, ou le contraire

Après le film, le film, le film et le film, le livre ! Voir d'où vient le film, et surtout si le livre répond aux questions que je me posais sur les personnages. Et accessoirement, peut-être est-il bien ? La réponse à la dernière question est un bof majuscule, si ce n'est un non timide. Sous la vague excuse d'être très court, le livre arrive à être infiniment plus superficiel que le film. Je ne sais pas si c'est le scénariste ou Tim Burton ou les deux qui ont ajouté tout ce qu'on trouve dans le film, mais ce sont eux les vrais auteurs. Le livre se contente de raconter vaguement la vie d'Edward Bloom en même temps que sa mort, avec des chapitres dont le plus long doit faire 10 pages, et pas mal qui tiennent dans une page. C'est écrit très à plat, très descriptif, sans aucun intérêt dans le style. Le délire des histoires est très atténué, et le tout reste presque plausible. On ajoute quelques blagues éculées (loin d'être le plus grand raconteur d'histoires, Edward Bloom devient surtout le plus grand raconteur de blagues. Super).
Sur les événements du film, laissez-moi vous lister les différences. Je parie que 90% de ce que vous avez aimé dans le film va être listé. Tout d'abord, Will est très en retrait (même si on raconte un peu son enfance), et il n'est pas marié. Pas de Marion Cotillard ! Edward ne naît pas en glissant dans l'hôpital, mais uniquement par un soir d'orage après une sécheresse. Il récupère l'oeil de verre d'une sorcière, mais cet oeil-là ne montre pas comment on meurt. Il apprend juste au géant à cultiver, et ne l'emmène pas en ville. D'ailleurs, il ne se perd pas d'abord à Specter, mais dans une ville fantôme avec un chien qui bouffe les doigts de ceux qui veulent partir. On y croise Norther Winslow, mais il lui manque deux doigts, n'a rien composé, et on ne le reverra plus. Arrivé en ville, ben pas de cirque, donc pas de Danny de Vito, pas d'indice sur la fille de ses rêves. Il va juste au lycée, rencontre Sandra sur qui il fantasme à mort (on est loin du temps figé ici), fout sur la gueule de son fiancé, et part avec la fille. Pas le genre champ de jonquilles, quoi. En guerre, il se contente de sauter d'un bateau qui coule, sans chanteuses siamoises d'aucune sorte. Occasionnellement, il va une fois à la pêche, et même s'il y a un gros poisson, pas d'histoire d'anneau ou de truc du genre. Il achète bien Specter, s'y installe et couche avec Jenny, qui a même 20 ans de moins que lui. Et l'histoire se termine sur la transformation en poisson, présentée comme vraie par Will. Voilà, pas de superbe émotion au cimetière en mesurant la véracité de ses histoires. Pas de blague sur les perroquets ou les icebergs, pas de romance (Sandra occupe une place plus que réduite), pas de karaté dans le noir, rien de toute la saveur du film.
Sur les thèmes abordés, c'est le même désert. On vous présente juste une histoire un peu romancée et exagérée. Exit le pourquoi, le qu'en pensez-vous, le choisiriez-vous de faire pareil. Will ne cherche même pas à connaître la vérité dans les histoires, il se contente de raconter, d'essayer de communiquer à une ou deux reprises, et c'est marre. Déjà discutable dans le film, Edward Bloom apparaît ici comme un pauvre type, adultère, attiré par le profit, qui a quasiment abandonné le foyer, ne sait que raconter des histoires drôles et considère que c'est son héritage. La différence de niveau entre le film est le livre est réellement au niveau de la différence histoire fantaisiste / blague. Dans un cas un homme trop grand pour la vie, dans l'autre un pauvre type qui ne sait pas parler lui-même. On y retrouve plus présent le parallèle avec le poisson, on y rencontre plus d'une fois une femme nue dans la rivière, mais on n'est pas plus avancé sur ce que ça signifie. Par contre, il apparaît bien qu'Edward s'éloigne plus volontiers du domicile familial quand Will est né, quand cette famille devient trop étouffante et trop routinière. A part ça, le livre fait pâle figure. Allez plutôt revoir le film.

Sébastien Keromen