- Pouvez-vous décrire votre parcours aux lecteurs de DVDCRITIQUES ?

 

Isabelle et moi-même avons travaillé pendant une dizaine d'années dans l'industrie cinématographique à différents postes en tant qu'assistant à la réalisation, en régie ou en direction de production. Il y a sept ans environ j'ai commencé à m'intéresser à la vidéo numérique, lorsque le DV a fait son apparition et j'ai d'ailleurs créé le site DVforever.com pour suivre cette évolution technologique et faire partager mes découvertes en la matière. J'ai écrit quelques livres sur le sujet et je continue d'écrire dans des revues spécialisées. C'est dans cette logique que j'ai proposé à Isabelle de réaliser un long-métrage en DV, fin 2002.

 

- Quel a été le budget du film et par quel(s) moyen(s) a-t-il été financé ?

 

 Il est toujours un peu difficile d'évaluer le budget de ce genre de film puisque l'ensemble des salaires sont en participation, c'est à dire qu'ils sont versés une fois le film rentabilisé, ce qui n'arrive pratiquement jamais. De ce fait, les dépenses réelles sont principalement constituées de tous les frais incontournables, comme les repas pour l'équipe, les défraiements divers, l'achat de consommables, de costumes, d'accessoires, mais également certaines locations de matériel. Notre devise était toutefois de toujours essayer de trouver un moyen de faire les choses nous-mêmes. Au total, ces frais ont du représenter moins d'une dizaine de milliers d'euros. Le film n'a bénéficié d'aucune aide ou subvention. Il faut dire qu'à l'époque les institutions n'accordaient encore aucun crédit à la vidéo.

 

- Quelle a été la durée du tournage ?

 

Le tournage nous a pris un peu moins de 30 jours, mais échelonnés sur 5-6 mois, de janvier à juin, en fonction des disponibilités de chacun. Si vous êtes très attentifs vous pouvez observer le changement des saisons dans certaines scènes.

 

- Votre film a-t-il été exclusivement tourné à Paris et dans les environs ? On sait que les autorisations de filmer dans la capitale sont assez difficiles à obtenir, les avez-vous obtenues ou avez-vous filmé à l'arrachée (dans l'aéroport et à la défense par exemple) ?

 

Les extérieurs ont été tournés principalement autour de La Défense et de Dourdan pour le haras, le manoir et les scènes en forêt. Notre équipe était en réalité suffisamment légère pour ne pas nécessiter d'autorisations. Nous étions relativement discrets, hormis bien sûr l'ingénieur du son et sa perche. Les scènes à l'aéroport et à La Défense ont été tournées à l'arrachée, mais sans trop de problèmes. Il faut dire que nous avions bien repéré les lieux au préalables et étions donc assez rapides. Le seul endroit pour lequel nous avons eu besoin d'une autorisation formelle (et payante), c'est l'héliport, puisque nous filmions directement sur le tarmac. Pour les intérieurs, nous devions souvent faire avec l'activité réelle du lieu, notamment l'hôtel, le cybercafé et le supermarché, et nous y adapter.

 

- Comment s'est déroulé le casting ? On imagine que cela a du être difficile en raison de l'étroitesse budgétaire. Comment en êtes-vous venus à engager Oscar Sisto ?

 

Nous connaissions Oscar Sisto bien avant l'épisode Starac (et Shadow Girl a d'ailleurs été tourné avant). Nous l'avions vu plusieurs fois sur scène au théâtre et lui avions proposé de tourner dans un de nos courts-métrages, ce qu'il avait accepté avec joie. Il s'est naturellement imposé pour le rôle de

John et a réussi à lui donner une saveur bien particulière. Pour le reste, le casting s'est effectué de manière assez traditionnelle, même s'il est effectivement parfois délicat de demander aux gens de travailler gratuitement. Mais nous avons finalement essuyé très peu de refus. Le scénario plaisait beaucoup et Isabelle savait se montrer convaincante quant au sérieux de l'entreprise. Le rôle de Marc a été le plus difficile à caster et nous a d'ailleurs valu une interruption de tournage pendant quelques semaines, le temps de trouver le bon comédien.

 

- Quelles ont été vos références thématiques et visuelles pour Shadow girl ?

 

Isabelle aime beaucoup Lynch, surtout lorsqu'il incite, comme il le dit lui-même, à aller chercher "les choses cachées derrière les choses". De mon côté, je suis très attiré par certains films asiatiques qui se caractérisent par une lenteur apparente, souvent à la limite de générer de l'ennui, mais dont il vous reste inévitablement quelque chose après la projection, des images, une atmosphère. Des films comme Kairo, Audition, etc. Le contraire des films prêt à digérer que l'on a déjà oublié quand la lumière se rallume. Plus proche de nous, une des références de Shadow Girl est certainement Le

Samouraï de Melville. On y trouve cette lenteur dans l'action, une apparence presque de banalité, un jeu assez froid et distant d'Alain Delon. Mais au final, et sans doute grâce à tout cela, c'est un film qui vous marque et dont vous vous souvenez longtemps après parce qu'il ne ressemble à aucun autre polar. D'un point de vue plus formel en ce qui concerne la mise en scène et le montage, l'influence est peut-être à chercher du côté de Lynch ou de Tsukamoto par exemple. Mais en réalité, lorsque l'on travaille le découpage d'une scène on se pose rarement les questions en ces termes. On cherche surtout ce qui nous semble être la meilleure manière (tout en restant dans le cadre de nos moyens limités) de coller à l'état d'esprit du personnage et de la scène. Par exemple, pour la première scène de la piscine, il nous a semblé intéressant de ne filmer Kim que sous l'eau, pour retranscrire cette sensation d'apnée, cette impression d'être hors du monde. A l'inverse, pour la deuxième scène de la piscine, tout est filmé en surface, de manière hachée, avec le bruit réel de la nage, afin de montrer que l'état d'esprit de Kim a changé, qu'elle est maintenant en train de lutter intérieurement.

 

- La scène dans laquelle John (Oscar Sisto) peint avec fureur renvoie directement à cette séquence de Sailor et Lula où la mère de Lula se barbouille le visage de rouge à lèvres non ? De même, certains plans sur le visage de John émergeant de l'obscurité m'ont beaucoup fait penser à Lost highway.

 

Honnêtement, nous n'avons pas du tout pensé à ces scènes en faisant cela. De Sailor et Lula je me souviens d'ailleurs surtout de la scène de l'accident qui m'avait beaucoup marqué. Spécifiquement, en ce qui concerne la scène où Oscar peint, on a voulu justement exprimer cette frustration ressentie par son personnage. A tel point qu'il finit par avoir un rapport charnel avec la toile et la peinture, comme une sorte d'exutoire. C'est grâce à tout le travail de préparation psychologique lors des répétitions qu'Oscar en est venu à se barbouiller complètement et donner cette force à la scène. Ce n'est pas juste un effet qui aurait été calqué sur un autre film. Même chose en ce qui concerne les apparitions de son visage maquillé, nous n'avions pas spécifiquement pensé à telle ou telle scène. Je pense que l'influence, que je ne nie évidemment pas, est plus diffuse.

 

- Je trouve les personnages, et surtout celui de Kim Lee, particulièrement lisses, distants, voire très froids. Cela semble être un choix totalement assumé de votre part mais n'avez-vous pas peur de vous couper d'une bonne partie du public sur le plan émotionnel ?

 

C'est effectivement un choix totalement assumé et nous étions dès le départ conscients que ça pouvait empêcher le spectateur de s'identifier vraiment au personnage. Mais à contrario, cela nous a permis, je pense, d'éviter certaines choses qui auraient pu donner un côté un peu ridicule étant donné la faiblesse de nos moyens. Et surtout, c'est voulu par l'histoire elle-même. Cette fille a été éduquée et vit dans la répression de soi. Elle évolue petit à petit, ce qui est traduit par la voix-off, mais elle ne peut pas changer fondamentalement sa nature. Cette distance est à la base de son identité. Mais je conçois tout à fait que l'on puisse ne pas forcément accrocher à cela. Quand on fait ce genre de choix, il faut accepter de ne pas plaire à tout le monde. Je sais qu'il y a aussi des spectateurs qui ont été touchés par des choses moins visibles.

 

- Je trouve que la séquence du flash-back contraste beaucoup avec le reste du métrage et pas tant visuellement qu'émotionnellement dans la mesure où elle se révèle beaucoup plus captivante et émouvante que toutes les autres scènes ...

 

C'est là que tout commence. Jusqu'à ce moment précis, nos protagonistes sont encore dans une certaine normalité. Je ne veux pas tout dévoiler, mais il est clair que cette raideur développée ensuite, prend sa source ici. Dans cet événement qui va les faire basculer hors du monde réel, dans ce monde flottant qui va finalement devenir une sorte de prison pour Kim. A partir de ce moment, tous ses cris seront réprimés.

 

- Le personnage principal est une tueuse. Ne craignez-vous pas que cela induise le spectateur en erreur dans la mesure où il peut s'attendre, à tort, à un film disons « plus nerveux » ? Je prends un exemple très précis : j'ai ressenti une grande frustration à voir Kim Lee tourner autour de l'épée dans l'atelier de John sans jamais s'en servir par la suite.

 

Bien sûr. Ce n'est certainement pas un thriller au sens classique du terme. Ceci dit, des films traitant de tueurs et qui ne misent pas tout sur l'action il y en a déjà eu d'autres exemples. Il n'a jamais été question pour nous de faire un film d'action. Cela recoupe ce que je disais juste avant. Voir Kim tuer quelqu'un avec l'épée aurait probablement sonné très faux, d'autant que c'est une épée de tai-chi ! Tout le contraire d'une arme, donc, mais un outil pour parfaire la maîtrise de soi, dans la même lignée que la cérémonie du thé en fait. Il s'agit de transformer cette frustration des pulsions primaires en une force intérieure. C'est aussi un des thèmes du film. Dans le même ordre d'idée, montrer la préparation du thé dans son intégralité devenait indispensable.

 

- Comment s'est déroulé la prise en charge de l'édition DVD de Shadow girl ?

 

L'édition a été entièrement réalisée par nos soins, avec Eric Heinrich, le chef opérateur et étalonneur du film. Il s'agissait d'aller jusqu'au bout du processus, de la première idée du scénario jusqu'au produit fini, pouvant être projeté dans de bonnes conditions. Aujourd'hui, nous avons une maîtrise de l'ensemble de la chaîne de production. Il ne nous reste plus qu'à valoriser cette expérience et travailler nos points faibles pour continuer à progresser.

 

- Quels sont vos projets à l'heure actuelle ?

 

Nous avons un projet en cours, Chrysalides, tourné dans des conditions similaires à Shadow Girl, et qui doit être finalisé cet été. Il s'agit d'un film tripartite, trois portraits de femmes de générations différentes. Le lien entre chacune des histoires est assuré par le lieu où elles se déroulent, un château, et un personnage récurrent, incarné d'ailleurs par Oscar Sisto. Enfin, nous travaillons actuellement sur l'adaptation du best-seller européen de Björn Larsson, Le Cercle Celtique. Une histoire très prenante, dont l'action se déroule principalement en plein hiver sur un petit voilier, au Danemark et en Ecosse. Bref, encore un film dont le tournage lui-même risque d'être une sacrée aventure! Mais c'est cette difficulté qui nous motive!