L'histoire :
Grace et son père ont laissé Dogville derrière eux. Ils font à présent route vers le sud, accompagnés de leurs hommes de main. En Alabama, ils font une halte devant un large portail en fer forgé fermé par une lourde chaîne. Dans un bloc de granit est sculpté le nom de la propriété : Manderlay. Alors qu’ils s’apprêtent à repartir, une jeune noire accourt vers la voiture et, désespérée, sollicite l’aide de Garce. Contre l’avis de son père, celle-ci suit la jeune fille à l’intérieur de la propriété.
Critique artistique :
Manderlay, deuxième volet de la troisième trilogie USA - Land of opportunity raconté en 8 chapitres de
Lars Von Trier après la trilogie Européenne dite en « E » comprenant Element of Crime (1984), Epidemic (1987) et Europa (1990) puis la trilogie "Coeur d'or", qui compte les films
Breaking the waves (1996), Les idiots (1998) et Dancer in the dark (2000) succède à Dogville, premier volet surprenant par son audace formelle et son intrigue. Si la mise en scène et le dispositif scénographique de Manderlay reprend celui de Dogville et que l’on peut considérer Manderlay comme une variation de Dogville, il faut convenir que Lars Von Trier parvient une fois de plus à surprendre non plus vraiment par la mise en scène de Manderlay, mais pour la violence psychologique inouïe que le film véhicule. Il ne s’agit pas d’une violence visuelle et aguicheuse mais d’une forme de violence psychologique qui accompagne la prise de conscience de l’injustice provoquée par le dispositif narratif du film.
Lars Von Trier est souvent décrié car on juge ses films tapageurs, vicieux voire perverses mais il faut admettre que le réalisateur danois à l’instar de
Mikael Haneke (
Funny Games (1997), La pianiste (2001),
Caché (2005)) sait réaliser des films sur la représentation de la violence.
Pour ce deuxième volet, Grace qui est incarnée par
Bryce Dallas Howard (
The Village (2004) et bientôt Spider-Man 3 (2007)), décide de venir en aide à un groupe de noirs réduit à un quasi esclavage par une famille blanche alors que l’esclavage a été aboli depuis plusieurs dizaines d’années. On retrouve une fantastique distribution où l’on a le plaisir de revoir
Lauren Bacall (
Le port de l'angoisse (1944), Dogville (2003),
Birth (2004)) parfaite pour le rôle de Mam, la maîtresse de Manderlay, Isaach de Bankolé (Black Mic Mac (1986), Comment faire l'amour avec un nègre sans se fatiguer (1989), Ghost Dog : The Way of the Samurai (1999) ) qui se fait rare au cinéma ou l’immense
Danny Glover (The Color Purple (1985), Les armes fatales,
Predator 2 (1990),
Bopha! (1993),
Saw (2004)) parmi les esclaves ou
Willem Dafoe (
Platoon (1986), eXistenZ (1999),
Spider man 1 & 2) dans le rôle du père de Grace. Manderlay ne questionne pas uniquement le problème du racisme et de l’esclavage aux Etats-Unis mais également les rapports sociologiques entre les dominants et les dominés dans une société capitaliste où en dépit du droit moderne qui a imposé de très nombreuses dispositions pour sceller les arrangements entre employés et travailleurs, la condition des employés peut ressembler à celles des anciens esclaves. Les employés d’une société comme la chaîne de supermarché Wal-Mart aux Etats-Unis ont des conditions de travail très précaires et dégradées sans parler de celles des employés de pays en plein développement économique. Par ailleurs on peut constater que certains schémas hérités de l’esclavage persistent sous différentes formes que ce soit aux Etats-Unis ou en France par exemple. Cependant, l’esclavage moderne existe bel et bien ; il est par conséquent utile et nécessaire de relativiser les conditions de travail mauvaises par rapport à ces véritables esclaves modernes.
Deux aspects dans la construction de Manderlay sont particulièrement remarquables et dérangeants : la loi de Mam et l’organisation qu’elle implique notamment en ce qui concerne la répartition des employés esclaves noirs selon différents profils psychologiques et les tentatives d’installation du principe de démocratie dont l’échange de rôle entre les blancs et les noirs imposé par Grace lors d’un repas révèle le caractère violent du rapport dominants / dominés. Cette catégorisation des noirs par profils psychologiques est très étrange car elle rejoint certains codes écrits qui étaient en usage dans les anciennes colonies comme le code noir par exemple et les différentes formes d’évaluation très détaillées et diversifiées qui étaient en usage pour la vente des esclaves selon leur « pedigree ». A la catégorisation psychologique se superpose une sorte de schéma représentant différentes zones numérotées et correspondant aux catégories psychologiques selon lesquelles les noirs doivent s’aligner lors de l’appel par Mam et dont dépend leur répartition dans les cabanes où ils logent mais qui semble impliquer un comportement et un caractère attendu. Le système semble tellement efficace qu’on a la sensation que les prétendus profils servent simplement à créer une forme de hiérarchie entre les noirs afin qu’il soient moins tentés par toute forme de rébellion. Recréer une structure sociale avec des dominants et des dominés permet de donner l’illusion d’appartenir à une société même au sein d’un groupe contrôlé.
Si le propos de
Lars Von Trier semble relever du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, il semblerait que le réalisateur ait d’avantage cherché à provoquer une prise de conscience des enjeux et des rapports de force en jeu entre blancs et noirs pour rester schématique et de la difficulté à renouveler les modèles au sein d’une société. Tenter d’apporter un changement à priori aussi profitable que la démocratie se heurte inévitablement à des habitudes qu’une liberté subite peut perturber au point que les noirs de Manderlay décident de voter très vite la mort d’une femme avec la même sévérité que leurs anciens maîtres. Finalement, Grace apparaît comme une personne de bonne volonté habitée d’une vision trop optimiste pour la réalité exactement comme la plupart des héroïnes de Lars Von Trier et en particulier celles de la trilogie "Coeur d'or" où l’on suit des femmes pouvant aller très loin dans le sacrifice, convaincues de faire ce qu’il faut. La grande différence entre la Grace de Dogville et celle de Manderlay hormis le changement d’actrice est que celle du premier volet est victime et esclave des gens du village de Dogville qui la retient de force tandis que celle de Manderlay passe à l’action et intègre volontairement la propriété en situation de force. Dans Dogville,
Lars Von Trier décide cependant de faire passer Grace de l’état de victime à celui de prédateur entouré des hommes de main de son père, décidant de l’exécution de tous les habitants de Dogville tandis qu’il la montre en fuite, seule et apeurée dans Manderlay alors qu’elle était rentrée dans l’histoire accompagnée de plusieurs hommes laissés par son père comme une part d’héritage du pouvoir de son père. De même dans Dogville elle est violée et réduite à l’état d’esclave sexuelle tandis qu’elle assume son désir dans Manderlay et couche avec un des noirs interprété par Isaach de Bankolé.
Verdict :
Manderlay est un film qui s’inscrit dans une trilogie qui semble devoir être beaucoup plus cohérente sur le plan formel que ne l’étaient les deux autres trilogies du réalisateur Danois. Cependant la cohérence formelle et scénographique ne doit pas masquer les subtils déplacements qui s’opèrent dans le schéma narratif de chacun des volets et en particulier les inversions de polarité qui sont à l’œuvre dans l’état psychologique de Grace. Un film à regarder avec Dogville à proximité et à mettre en perspective avec la trilogie "Coeur d'or" et le prochain troisième volet, Wasington prévu pour 2007avec le retour de Nicole Kidman.