Quatre décennies après avoir été déporté par les Khmers rouges avec ma famille dans la province de Battambang, je suis retourné sur les lieux de leur disparition. Nous étions onze en quittant Phnom Penh. Seuls deux d’entre nous ont survécu. Mon film veut capter l’invisible présence des morts sans sépulture et combattre l’oubli qui empêche leurs âmes errantes de trouver le repos. J’ai fait ce voyage pour m’asseoir avec les morts. Et pour parler avec eux dans les pagodes, au bord des routes et des fleuves. Aujourd’hui, en grattant la terre, on trouve des ossements, des tissus de couleur déchirés. D’une rizière à l’autre, d’un chantier à l’autre, dans les années khmères rouges, nous avons cassé des cailloux, creusé la terre, arraché des racines. A la saison sèche, le sol était coupant et brûlait sous nos pieds. L’enfant se souvient de tout : les travaux forcés, la famine, les séparations… et tout au bout la mort. Je suis retourné régulièrement dans ces lieux. Je n’ai pas trouvé de trace des tombes de mon père et de mes neveux. Ni des fosses communes où furent ensevelies ma mère et mes sœurs ? Il faut tendre la main vers l’autre monde. Les morts nous cherchent et nous attendent. Bien sûr, certains voyages font peur. On les repousse. On en rêve…Chercher les âmes, c’est les inviter à revenir, sans jamais s’effrayer. Il y a tant de morts qui se cherchent une sépulture, une pensée, peut-être un geste ou un regard. Je vous invite à ce voyage.
Le réalisateur Rithy Panh, durant toute sa carrière a cherché à imprégner ses œuvres de ce devoir collectif de mémoire envers une population, prisonnière de l’idéologie sanglante des Khmers rouges. Ce mouvement politique et militaire communiste radical, issu de l’idéologie Maoïste, fit régner la terreur et l’horreur entre 1975 et 1979. Sous sa dictature, le régime de Pol Pot aurait fait plus de 1,7 millions de victimes. Condamnées et envoyées dans des camps de travaux forcés, les populations vietnamiennes vécurent l’horreur d’une caste militaire qui n’hésitait pas à les affamer, à les faire travailler dans des conditions inhumaines, à enterrer dans des fosses communes ou à laisser les cadavres pourrir dans les rizières, afin de mieux marquer la déshumanisation de leur considération. Laissant les survivants marqués, à tout jamais, dans leur chair et dans leurs âmes, comme imprégnés pour toujours d’un sang qui n’est pas le leur et d’une peur qui ne partira jamais.
Mais au-delà d’un documentaire témoignage, Rithy Panh cherche avec « Les Tombeaux sans noms » à apaiser la mémoire, à rendre aux morts anonymes ou perdus une existence fantomatique bienveillante. En faisant ce voyage de recherche, de reconstruction, il croise des survivants obsédés par la recherche de leurs morts, il croise des silhouettes, des bouts de tissu déchirés, des arbres fantomatiques, des prières aux ancêtres disparus, une douleur qui ne s’apaise pas, des témoins mutiques ou encore des photos d’un passé brisé et meurtri, et une envie, lorsque les os font mal, que les gestes sont moins assurés, de trouver la paix intérieur, en créant une passerelle entre la vie et la mort, un pont de bienveillance et de sérénité, où les morts et les vivants se parlent et s’écoutent dans une spiritualité commune et universelle.
Au-delà des témoignages, le montage simple et sans effet de quelque sorte, laisse planer la force des mots et des prières. On écoute ces hommes et ces femmes se laisser porter par la prière, comme cette femme, qui entre en transe et se laisse porter par le poids de ces morts dont ils aimeraient retrouver la trace. Tout au long de son parcours d’apaisement, le réalisateur Rithy Panh met en lumière cette douleur, mais aussi ces charniers introuvables, ces ossements éparpillés dans les rizières qui viennent témoigner près de 40 années plus tard de la présence de victimes sous cette terre souillée par l’horreur et l’innommable. Un génocide, dont on ne parle pas assez et que le réalisateur met en lumière avec une pudeur remarquable et touchante.
En conclusion, « Les Tombeaux sans noms » est un documentaire sous forme de voyage initiatique. Le réalisateur Rithy Panh qui a passé l’essentiel de sa carrière sur ce travail de mémoire nécessaire avec des œuvres comme : « Les gens des rizières » (1994), « S21 – La Machine de Morts Khmère Rouge » (2002) ou encore « Bophana : Une tragédie Vietnamienne » (1996), signe là une œuvre puissante et en même temps d’une sérénité remarquable, comme si, à 55 ans, la douleur et la peine s’étaient adoucis. Pas besoin de partager les croyances de ce peuple meurtri, pour être touché par cette démarche pleine de courage et de force.