L'histoire
Sur une terre entre guerre et paix, dans une atmosphère étrange et incertaine, des corps s'attirent, la culpabilité ronge les assassins, des soldats s'abrutissent en manoeuvres ineptes, les légendes ressurgissent. Seule l'enfance est innocence en cette terre abandonnée des Dieux.
Critique artistique
Après avoir été journaliste et critique de films, le réalisateur sri-lankais Vimukthi Jayasundara, est rentré en cinéma en signant The Land of Silence (2001), un documentaire en noir et blanc sur les victimes de la guerre civile suivi du court-métrage Vide pour l'amour en 2002. S’intéressant depuis ses débuts aux conséquences de la guerre civile qui a ravagé son pays, durant le conflit opposant le gouvernement à la guérilla tamoul, Vimukthi Jayasundara âgé de 27 ans, fait une entrée honorable dans le sérail du long-métrage en réalisant La terre abandonnée en 2005. Présenté en Sélection Officielle au Festival de Cannes 2005 dans le cadre de Un Certain Regard, La Terre abandonnée décroche la Caméra d'or, récompense remise au Meilleur premier film toutes sections confondues, ex aequo avec le très rafraîchissant Moi, toi et tous les autres de Miranda July. Si The Land of Silence était placé sous le régime documentaire, le parti prit de tourner les images en noir et blanc à l’aide d’une caméra récupérée dans un musée et impressionnées sur pellicule ancienne, abouti à produire un document saturé de mémoire, témoignage d’une archéologie des passions guerrières ou plutôt révélation des séquelles de la guerre en utilisant le schème de l’objet perdu pour montrer les nombreuses amputations de membres, les mutilations des corps.
La terre abandonnée met en scène un microcosme pour explorer différentes formes d’isolement émotionnel qui trouvent leur origine souvent dans un isolement physique, preuve s’il en est que le contact conditionne la psychologie des affects. Vimukhti Jayasundara développe avec ce premier long-métrage, son propos sur l’immobilisme déjà abordé dans Vide pour l'amour où l’on voyait un soldat en faction livré à l’ennui se masturber contre un arbre ou se livrer à des activités de nature érogène. Par la suite on le voit courir en rond dans une clairière et autour de la caméra qui le suit. Cette circularité de la course répond à une scène dans le même registre dans La terre abandonnée, où un homme se baignant nu dans des marais, fusil à la main, tourne en rond et regarde vers les cieux desquels ne s’échappe que le grondement d’un avion de chasse qui résonne comme un coup de tonnerre auquel fait écho peu de temps après le grondement d’un char d’assaut. La scène étrange et presque inquiétante où figurent Anura et un soldat postés dans un trou d’une belle circularité creusé dans le sol, évoque une forme de fermeture de l’espace que les propos hallucinés du soldat sous l’emprise de la drogue qu’ils fument ne fait que rendre plus palpable.
Dès le début du film, Vimukhti Jayasundara semble vouloir indiquer que son film va chercher à ramener de la lumière dans un monde d’obscurité ; la caméra film Anura et sa femme endormis en contre plongée tandis que grésille un néon à l’éclairage fluctuant jusqu’à ce qu’une main ne vienne rétablir la lumière blanche et éblouissante sur un œil filmé en gros plan alors que l’image disparaît dans un fondu vers le blanc. La torpeur étrange et surréaliste des nuits alterne avec la lumière éclatante de journées inondées de soleil tandis que toujours souffle au loin un vent dont la constance est tout aussi surréaliste. Les dieux sont absents et pendant ce temps persistent tous les signes d’une militarisation du territoire où ne résonnent plus que les grondements d’engins de guerre. Un temps de légende s’écoule où l’on croise notamment, une femme sans homme, soumise à l’empire des désirs non assouvis, ventre stérile en quête d’une maternité refusée à l’image d’une terre abandonnée où tout semble figé comme sous l’effet de cette permanence délétère évoquée par le réalisateur. La seule qui se pose la question de l’immobilisme de ce microcosme et renseigne sur sa nature est la petite Ratti qui s’inquiète de savoir si elle va grandir en ne voyant aucun signe positif de changement ou d’évolution dans l’environnement. Elle sera aussi la seule qui manifestera son désir de trouver la vitesse de libération pour s’en échapper en disant à son père vouloir aller à l’école coûte que coûte alors même qu’elle est brûlante de fièvre.
On retrouve dans La terre abandonnée une sensibilité proche de celle à l’œuvre dans Tropical Malady (2004) du réalisateur Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Les deux réalisateurs donnent une image peu flatteuse de l’armée et s’attachent à montrer des corps libres voire sauvages. On retrouve aussi une référence aux contes et légendes que Apichatpong Weerasethakul utilise dans Tropical Malady à propos d'un homme qui peut être transformé en créature sauvage, jonglant entre le rêve et le conte tandis que Vimukhti Jayasundara utilise la légende de Petit oiseau, une femme en quête d’un mari, mais soumise comme la propre sœur de Anura dans le film à un forme de stérilité, d’incertitude et de l’errance perpétuelle causé par la solitude d’un célibat chronique. La maladie tropicale du réalisateur Thaïlandais désigne la folie d’amour à laquelle succombent les deux amants de Tropical malady tandis que les personnages de La Terre abandonnée semblent atteint d’une variante de la maladie tropicale qui les rend fou d’être trop éloigné les uns des autres, privés de contact, d’amour et peut-être de Dieux. On se trouve face à un cinéma du contact empêché, de la distanciation interpersonnelle contre le quel le film I Don't Want to Sleep Alone du réalisateur thaïlandais Tsai Ming-liang semble proposer un cinéma du toucher où même les marginaux et les handicapés accèdent à la chaleur des corps.
Il est éclairant de constater à quel point La terre abandonnée est un film politique à l’instar des films de Apichatpong Weerasethakul ou de Tsai Ming-liang ; les trois réalisateurs ont fait l’objet de pressions ou de censures. Récemment, dans la critique de Citizen Dog, nous relations les problèmes de censure dont faisant l’objet Syndromes and a century de Apichatpong Weerasethakul, tandis que I don’t want to sleep alone de Tsai Ming-liang fait allusion au contexte politique de la Malaisie suite à la grave crise financière qu'avait connue l'Asie dans les années 90. Au Festival de Berlin 2005, le réalisateur de La terre abandonnée s’est trouvé des détracteurs qui l'accusent de "détruire la mère Lanka pour de l'argent", de "trahir notre nation, nos héros de guerre, nos soldats et leurs familles", et ses fervents partisans parmi lesquels le réalisateur srilankais Lester James (Le domaine). Vimukhti Jayasundara a ainsi fait l'objet de menaces de mort de la part d'un haut dignitaire de la marine, l'amiral Weerasekera, pour son film La terre abandonnée, Caméra d'or 2005 du Festival de Cannes. Si l’image que donne le film de l’armée srilankaise est peu flatteuse, il est probable que la scène qui montre Anura en train de tuer une personne enfermée dans un grand sac, alors qu’il en ignore l’identité a un impact important. En effet, Anura commet un meurtre sous la menace des soldats, il ignore qui il tue mais sa culpabilité est d’autant plus forte que le lendemain, des communiqués de police à la radio égrènent les noms de personnes inconnues retrouvées mortes.
Verdict
A l’image de la terrible guerre civile qui a ravagé le Sri lanka durant de nombreuses années, La terre abandonnée dresse un portrait sombre d’un pays, entre rêve et légende, comme un appel au cesser le feu. Peu de films srilankais nous parviennent et on ne peut que se réjouir qu’un nouveau cinéaste en provenance de cette région du monde éclose à la suite de réalisateurs tels que Lester James, Asoka Handagama, Prasanna Vithanage ou Sudath Mahadivulwewa. L’édition Mk2 remplit un vide de manière honorable.
Le master est très correct et de bien meilleure facture que celui du documentaire en noir et blanc The Land of Silence et offre une belle photo qui semble directement reprise et inspiré du court métrage Vide pour l'amour. L’image de La terre abandonnée est assez singulière ; elle semble toujours osciller entre une photographie découlant de contraintes budgétaires faibles et d’une véritable recherche de textures tirant vers des marrons et des ocres (sans effet de style cependant), autant de couleurs faisant référence à la terre. La compression est très bonne et le contraste marqué. Comme cela devrait toujours être le cas au cinéma une bonne photographie devrait pouvoir contribuer à améliorer la réception d’un film, c’est le cas avec La terre abandonnée qui présente une unité de climat chromatique qui colle parfaitement avec l’impression d’immobilisme dégagée par les personnages.
Cette édition DVD de La terre abandonnée est proposée avec une unique piste audio Dolby Digital 5.0 (448 Kbps) cinghalais avec sous-titrage français imposés qui fonctionne très bien. On a une bonne expérience sonore sans fioriture ni chichi et la piste est surtout frontale. Le choix d’une piste audio 5.0 est un peu étrange et peut l’attribuer à une volonté de donner plus de force à une piste audio probablement un peu trop calme. En somme on pourrait se contenter d’une piste audio Dolby Digital 2.0 surround qui aurait fait l’affaire. Les surround se réveillent de temps en temps pour laisser passer les bruits de moteurs du bus par exemple.
Bonus :
Documentaire : The Land of Silence (2001 - 30 mn)
The land of silence est un documentaire en noir et blanc qui semble tout droit sorti des années 50 ou 60 et qui fait bizarrement pensé au fameux documentaire « Les statues meurent aussi » de Alain Resnais. Ici, Vimukhti Jayasundara raconte les conséquences de la guerre, les corps amputés et les vies brisées auxquelles se raccrochent pourtant les désirs intacts de la jeunesse. Car ils sont jeunes ceux qui sont guidés par la rage ou de manière moins romanesque par le montant de la solde toujours plus intéressante que le salaire de paysans qui ne croient plus dans l’avenir d’une agriculture laissée de côté par l’état.
Court métrage : Vide pour l'amour (2002 - 28 mn)
Troisième réalisation connues du réalisateur après Thibiri Dela (1996) et The Land of Silence(2002), Vide pour l’amour se présente rétrospectivement comme les prémisses de La terre abandonnée à la fois dans la forme et dans le fond. On y retrouve certaines situations, un goût pour les paysages naturels habités d’une certaine vacance où le temps tourne en rond mais les personnages aussi comme le soldat qui se met à courir en rond dans la clairière. La sexualité que le réalisateur traite « comme une chose parmi d’autres » est déjà ici présentée de manière frontale selon un naturalisme brutal qu’il s’autorise cependant à montrer – tournage soutenu par le Fresnoy oblige - selon un point de vue diptyque d’une scène de coït bref au sri lanka d’une part puis en France d’autre part.
Bande-annonce de la collection Cinéma Découverte(8mn)
Les amateurs de documentaires en provenance du monde entier et sur des zones particulières du monde entier pourront sans doute trouver des films qui les intéresseront.
Menus
Une interface classique avec un rendu proche de celui de la photo du film et de l’affiche.