De retour au pays, cet ancien étudiant américain d'Art et d'Essai (et camarade de classe de Spike Lee) décide de tourner pour la première fois entièrement à Taïwan, sa terre natale.
Fort du succès critique et commercial de « Garçon d'Honneur » (qui abordait pour la première fois l'homosexualité dans le cinéma chinois... par delà le Pacifique, faut-il le reconnaître), le réalisateur -primé à Berlin en cette année 1993- aurait pu rester au pays du cinéma et y mener des budgets de plus d'un million de dollars dans cette Mecque hollywoodienne. Mais, le jeune père de famille préfère renouer avec ses origines, Taïwan et la République Populaire de Chine, non sans y poursuivre et conclure ce qui sera sa trilogie paternelle (« Father Knows Best » comme dirait l'un des bonus de cette édition DVD).
Rapportant dans ses valises de cette culture US (emprunte de modernité) mais surtout ayant étoffé son bagage professionnel et artistique de la technique, de la minutie et de la méthodicité américaines -en comparaison au cinéma taïwanais quasi-amateur alors- Ang Lee va dans ce troisième film poursuivre ce portrait de la culture traditionnelle chinoise (dans laquelle il a grandi), après l'art ancestral du Tai Chi dans « Pushing Hands » en 1992 et celui de la calligraphie dans « Garçon d'Honneur » en 1993, tout en l'opposant à la révolution moderne qui frappe alors sa patrie natale -à l'image de ce père traditionnel, M. Chu incarné par Sihung Lung (déjà vu dans les deux précédents films d'Ang Lee), en constante opposition à sa cadette Jia-Chen (incarnée par la très belle executive woman typique des nineties Chien-Lien Wu).
Et du propre aveu du réalisateur et scénariste d'avoir vu sur l'écran ce qu'il avait voulu. Ou presque...
Bien qu'excellent cuisiner lui-même, Ang Lee pensait au départ réécrire et tourner quelque chose comme « Quatre Filles (The Four Daughters) » de Ren Yi Zhi (sorti en 1963), pour répondre à la demande de projet du patron de Central Motion Picture (société gouvernementale qui produit depuis 1963 des mélodrames au « réalisme sain » visant à construire des valeurs morales traditionnelles, considérées comme importantes dans ce pays communiste), mais en réduisant les filles du tailleur à trois et y intégrant un peu plus d'éléments d'ordre sexuel dans cette relecture plus contemporaine -durant les années 90, faut-il le rappeler- des différences entre la culture traditionnelle confucianiste et l'arrivée du monde américain dans cette Chine communiste (à l'image du nouveau négociateur de la société aérienne dans laquelle travaille Jia-Chen et avec laquelle elle va vivre une collaboration passionnelle : M. Li-Kai, Winston Chao, déjà protagoniste de ce « Garçon d'Honneur » évoqué précédemment).
Aidé de son ami et collaborateur américain James Schamus (avec qui il a coécrit ses deux précédents films new-yorkais), qui rédigera, lui, une tranche de vie d'une famille juive new-yorkaise avant de la réécrire en version « asiatique » et de corriger certains dialogues de ce scénario afin d'en faire quelque chose de plus international tout en ne se privant pas d'un public local taïwanais, Ang Lee parviendra à rédiger ce qu'il désirait, avec une touche dite « plus réaliste et plus authentique », comme évoqué en interview.
Un travail de recherches et de réécriture qui permettra au futur réalisateur de blockbusters internationaux -dont « Tigre et Dragon » (dont une suite serait en préparation) et le multi-récompensé « Secret de Brokeback Mountain »- après l'exercice américains des auditions et de répétitions méticuleuses (même pour des stars chinoises) d'économiser des paquets de cigarettes et promenades déstressantes pour un non-fumeur, en se présentant, comme il le désirait, « vierge de toute expérience » sur ce plateau pour réaliser un troisième film tout à la fois sincère, d'auteur et mainstream mais restant aussi des plus intimistes, et sur lequel il pourra imposer sa vision artistique (comme réalisant un premier tableau cubiste... jusqu'à son « Ice Storm » de 1997).
Une vision artistique chorale que le réalisateur a préparé aussi méticuleusement et minutieusement que son personnage principal de M. Chu (grand chef cuisinier de Taipei qui, élève seul ses trois filles, depuis la mort de leur mère seize ans plus tôt, et prépare dès les premières lueurs de l'aube leurs dominicaux dîners familiaux traditionnels : les cinq premières minutes du film ayant pu être un calvaire pour le végétarien que je suis à voir ces poissons et autres poules se faire estourbir avant de finir dans des marmites) tout en s'adaptant au contraintes d'un tournage bien loin des standards américains, et sachant tricher ici et là avec génie (cf. ces centaines de figurants gratuits du véritable dîner nuptial dans ce Grand Hôtel aux couleurs du parti communiste où ils furent autorisés à filmer quelques heures et soirs). Mais surtout un savoureux menu (de dix-huit chapitres) dont le réalisateur et scénariste a su marier et mélanger avec un savant dosage et équilibre les moments de tendresse au drame qui se profile (de la solitude qui guette ce vieil homme, alors que ses propres filles rêvent toutes d'indépendance et d'autonomie), ponctués de pointes d'humour ici ou là, pour nous offrir une très belle tranche de vie chinoise intimiste et affectueuse : Ang Lee n'ayant pas souffert, durant ce tournage, d'une perte de sens comme son protagoniste de M. Chu (parfait Sihung Lung), qui voit son goût le quitter et altérer sa maestria culinaire, se reposant sur les grimaces de son fidèle et unique ami, Wen (Jui Wang), son second et « oncle » de ses filles.
Alors, sans être forcément des clients du Tricotin, adresse du 13ème parisien, n'hésitez pas à vous plonger ou replonger, non pas dans un torride bain de friture de cette cuisine chinoise qui compose en partie ce très beau film mais, dans l'une des éditions DVD ou Blu-ray proposée par Carlotta pour vous offrir une délicieuse tranche de vie de cette famille Chu finalement pas comme les autres : le père, le célèbre M. Chu (Sihung Lung) bien plus troublé par le risque de perdre ce goût qui lui a permis de composer ces plats qui ont établi sa réputation -et son intime secret- que la perte de ses trois filles, qui ne désirent qu'une chose, s'envoler et trouver leur indépendance.
La cadette (Jia-Chien incarnée par Chien-Lien Wu) aux mœurs très modernes, prête à investir toutes ses économies dans un projet immobilier risqué ou non pour le quitter, ou accepter une mutation à l'étranger, bien que trop jeune et trop jolie, quand sa sœur aînée (Jia-Jen, Kuei-Mei Yang, actrice du casting à la filmographie la plus internationale : cette « Saveur de la Pastèque » de 2005 restant encore un de ses rôles les plus connus), professeur de chimie sans autorité et vieille fille convertie au christianisme, s'imagine condamnée à rester veiller sur leur père jusqu'à la fin de ses jours, en ruminant la perte d'un amour universitaire il y a neuf ans, et que la benjamine de vingt ans (Jia-Ning, Yu-Wen Wang) se retrouve prise au piège entre sa meilleure amie et collègue d'un fast-food américain et l'amoureux éconduit de cette dernière...
Les clics-addicts des pages culinaires de Marmiton ou des émissions TV du même genre pouvant tout aussi savourer les passages réguliers de cuisine du film (dont ses cinq premières minutes), bien plus savoureux que des farces récentes comme le Gérard « Comme un Chef » ou le plus récent « À Vif ! », quand les amoureux et amoureuses de la vie, en général, sauront apprécier les saveurs romantiques et sentimentales de ce joli petit plat -comme le laisse deviner l'une des affiches du film. Les épicuriens pouvant, eux, goûter avec plaisir ce suave menu que résume si bien le personnage de M. Chu : « Manger, Boire, Homme, Femme » (le titre anglais du film « Eat Drink Man Woman ») en VO et le simple mais direct « Bouffe, Boire et Baiser » dans la VF (qu'heureusement les distributeurs ont zappé au profit de ce « Salé, Sucré »), et tous les petits secrets qui accompagnent ce récit... jusqu'à un très beau final.
Bon appétit, bien sûr...